Après ma traversée de 6 jours de la Nouvelle-Orléans à la côte Atlantique, j’arrive dans l’état de Georgie du Sud. Je me trouve toujours dans ce que les Américains appelent les Southern States, et il est indéniable que ces Etats du Sud possèdent un charme singulier.

Ma destination est Savannah, mais j’ai accepté l’invitation d’une couchsurfeuse qui habite à Richmond Hill, une bourgade située à une trentaine de kilomètres de là. Pour arriver sur place depuis le Sud, j’emprunte la highway 84. Après deux heures, j’entre dans le lieu dit Fort Stewart. Je n’en ai jamais entendu parler, pourtant, sans même le savoir, je traverse la plus grande base militaire de l’Est des Etats-Unis. La route est droite et j’ai une tendance à m’endormir sur mon guidon, mais de nombreux panneaux de signalisation ‘originaux’ sont là pour me sortir de ma léthargie.

d’étranges panneaux de signalisation fleurissent sur les routes alors que je me rapproche de la base d

De chaque coté de la route, je vois successivement des stands de tir au fusil, puis des terrains de parcours du combattant. C’est lorsque j’aperçois des panneaux indiquant une zone pour l’entrainement au tir au canon et au char d’assaut que je commence à m’inquiéter. La zone militaire est immense et durant près de 16 kilomètres, la route traverse des terrains qui appartiennent à l’US Army.

J’arrive en fin d’après midi, sous un crachin persistant. Je suis accueilli par Sonya, une cinquantenaire dynamique qui m’annonce d’entrée qu’elle est elle aussi est une “bikeuse”, mais c’est elle en Harley Davidson qu’elle se déplace.

Après avoir garé ma moto dans l’un des deux algécos installés dans son jardin, je rentre me mettre à l’abri dans la maison. Elle m’offre une bière et nous passons rapidement à table. Son fils de 18 ans, Valentin, nous a rejoint. Elle a préparé un ragout à base de poisson, et comble du luxe, elle a fait son pain elle-même. Après plusieurs semaine de plats cuisinés et d’hamburgers, c’est bon de retrouver une bonne table.

en route vers Richmond Hill, les panneaux ne donnent pas envie d’aller pisser dans les buissons…

La conversation s’engage. Nous commençons naturellement à parler de mon voyage, puis, étonné par son accent, je la questionne un peu sur sa vie. Elle est en fait Bulgare, et ne vit aux Etats-Unis que depuis quelques années. C’est son travail qui l’a amené là, un travail un peu particulier puisqu’elle est agent de transmission pour l’OTAN. Elle a été sur de nombreuses zones de conflits dont le Kosovo, l’Irak et l’Afghanistan.

Nous parlons de photographie, notre passion commune, puis de ses différents voyages, mais je ne peux m’empêcher de la relancer sur son ‘job’. Après plusieurs bières, la parole se délie lentement et elle m’avoue à demi-mot qu’elle est farouchement contre les deux dernières guerres que mène l’Amérique. Alors que nous discutons, la sonnerie de skype retentit. Elle se précipite sur son ordinateur.

En tendant l’oreille, les “I love you” et “I miss you baby”, me font vite réaliser que c’est son mari qu’elle a à l’autre bout de la ligne. Je m’éloigne pour leur offrir un peu d’intimité (toute relative lorsque l’on se parle à travers un écran…), mais Sonya m’appelle pour me présenter “le Baby”. Il est en uniforme kaki, dans ce qui s’apparente à un internet café. Derrière lui, j’aperçois d’autre bidas derrière des claviers. Je cache ma surprise et après un bonjour de circonstance, je lui explique que le pain est excellent et encore chaud, et lui demande si l’on doit l’attendre pour diner. Il me répond avec un sourire en coin qu’il me parle en direct de Bagram, en Afghanistan. Après qu’il est entre-ouvert la porte du bungalow, je peux apercevoir une vingtaine de centimètres de neige au sol: en Afghanistan aussi, c’est l’hiver.

Sa conversation terminée, Sonya m’explique que John est son second mari. Elle l’a rencontré en intervention au Kosovo. Il appartient à l’US Army et c’est la seconde fois qu’il est basé en Afghanistan. Ayant pris du galon, il sort moins souvent de la base, mais au bord des larmes, je comprends que c’est toujours une peur de tous les instants qui la hante en le sachant là bas. La conversation se prolonge, et malgré ses tentatives de rester en réserve, elle finit par m’avouer qu’elle est contre les guerres que mène l’Amérique. Elle ne les comprends pas, et pire que tout, elle ne comprend pas pourquoi on les fait s’éterniser autant.

Elle me confie aussi que l’Afghanistan est beaucoup plus dangereux que l’Irak et que deux frère d’armes de son mari ont déjà été tués au combat. John ne lui raconte pas ce qu’il se passe sur place, pour ne pas l’inquiéter, mais les journaux locaux publient systématiquement les noms et les bataillons des soldats américains tombés au combat.

La situation dans laquelle je me trouve est déstabilisante. Tous les jours où presque, nous entendons parler de la guerre et ce depuis presque 10 ans. Les mots explosions, attentats, ou attaques de rebelles, à force d’en entendre parler, ont fini par perdre leur sens pour les spectateurs que nous sommes, abrutis par des journaux télévisés que nous regardons machinalement, oubliant qu’ils ne sont pas une fiction. Nous sommes lobotomisés par le petit écran qui est devenu un membre de la famille, un vieil oncle qui radote et nous raconte tous les jours les mêmes histoires. Pourtant en face de moi, derrière cet impersonnel écran d’ordinateur, j’ai cet homme, qui est bien réel et qui risque sa vie, sans vraiment savoir pourquoi, et surtout, sans être convaincu du bienfondé de sa présence sur place.

Nous terminons notre repas tout en continuant notre discussion. Le sujet qui est sur toutes les lèvres en ce début d’année 2013, c’est le contrôle des armes aux Etats-Unis. Après la tuerie de Newton, où 28 personnes dont une majorité de jeunes enfants ont été tuées, l’administration Obama a annoncé son intention de renforcer le contrôle des armes à feu dans le pays. Parler d’armes à feu aux Etats-Unis est toujours périlleux. Aider par le journal télévisé qui vient d’être allumé en arrière plan, j’ose lancer le débat. L’autorisation de détention et de port d’armes est géré au niveau de l’Etat et non au niveau fédéral, ce qui implique qu’en fonction de là où l’on se trouve aux USA, les règles ne sont pas toujours les mêmes. Les lois en Géorgie et plus généralement dans les états du Sud sont en générale plus souples.

le pain fait maison de Sonya

Sonya m’avoue qu’elle trouve stupide le projet d’Obama d’interdire les armes de guerre. Elle me confie qu’elle a elle-même plusieurs armes dont un 9 mm dans le tiroir de sa table de nuit. A ma question de savoir si elle se sent en danger, elle me répond que non, mais qu’on ne sait jamais, et que si un ‘bad guy’ l’attaque, c’est son devoir de pouvoir se défendre. Il ne me reste plus qu’à espérer que si une envie d’aller aux toilettes me prend durant la nuit, elle ne me confonde pas avec un ‘bad guy’.

L’occasion qui se présente est trop belle pour ne pas être saisie. Pour nous Européens, il parait inimaginable de pouvoir être armé, pourtant dans nombres d’Etats Américains, ceci est considéré comme un droit. Pour nous rassurer, nous disons souvent que les Américains sont fous, fermés sur eux-mêmes ou paranoïaques. Pourtant, Sonya ne me parait être aucun des trois. Elle me semble ouverte d’esprit et n’a pas une peur acerbe de son prochain. La meilleure preuve est qu’elle est couchsurfeuse et qu’avant moi, elle a déjà accueilli de dizaines d’autres étrangers chez elle, à qui elle a ouvert sa porte et leur a offert l’hospitalité sans les avoir jamais rencontrés auparavant. Beaucoup des plus farouches opposants aux armes à feu ne le feraient pas. La peur des autres ne suffit donc pas à elle seule à expliquer le phénomène.

A mes questions de savoir pourquoi elle est armée, elle revient sans cesse sur cette théorie du “bad guy”.

Bad guy can have weapons so I feel safer if good guy have them too

Lorsque je la questionne pour savoir comment on reconnait un “good guy” d’un “bad guy”, elle me répond simplement

Common you know it…

Et lorsque je lui demande si dans un coup de folie de quelques secondes, un prétendu “good guy” ne peut pas se transformer en un “bad guy” et tirer sur des enfants de primaire et leurs enseignants comme cela s’est passé à Newtown, elle marque une pause et me répond

Maybe if the teatcher had have a gun, that would not have happened because the shooter would have been afraid

Je ne veux pas polémiquer et renonce à lui dire que le tireur s’est lui-même tiré une balle dans la tête après avoir accompli son forfait. A quoi bon…

Je tente une autre approche en lui montrant des chiffres glanés sur internet, montrant le nombre d’homicides entre les pays où le port d’armes est légal et celui où il est interdit. Les morts par armes à feu sont en moyenne 15 fois plus élevés là où l’accès aux armes à feu est libre, anéantissant du même coup tous les arguments prétendant qu’une société armée est une société plus sûr.

Pourtant Sonya ne se démonte pas. Elle lève les épaules à la vue de ces chiffres qu’elle n’essaie même pas de contester et me répond

As a mother, this is my duty to defend my home and my children

Je me rends compte qu’aucun argument, aussi pertinent qu’il soit ne pourra jamais ébranler sa conviction. Le débat sur les armes, que l’on a souvent du mal à comprendre depuis l’Europe tant il parait hors de propos, est en réalité bien plus complexe qu’il n’y parait. Pour beaucoup d’Américains, avoir une arme est non seulement un droit mais aussi un devoir, pour se protéger et protéger sa famille. Aucun argument rationnel ne peut ébranler cette conviction.

Ce que je retiens de ma discussion avec Sonya n’est pas tellement sa position, mais d’avantage l’honnêteté intellectuelle avec laquelle elle la défend. Elle est convaincue par ce qu’elle dit, et lui faire changer d’avis s’apparenterait à la convertir. Les éléments factuels que l’on avance ne servent à rien, car comme dans la foi, ceux qui croient n’ont pas besoin de faits.

Le débat sur le contrôle des armes aux Etats-Unis semble donc bien plus compliqué qu’il n’y parait. Affronter les lobbys, combattre sur le terrain politique et avancer les faits ne suffit pas, car ce sont des convictions qu’il faut réussir à changer, et l’histoire a montré que l’évangélisation prenait du temps.

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1 Comment

  1. Et pendant ce temps la…
    On pourrait penser qu’avec sa ‘proximite’ avec l’armee, elle serait plutot horrifiee par les armes a feu… sans mentionner les folies meurtrieres a armes a feu qui se declenchent de partout – ecoles, lieux publics, entreprises – qu’on penserait plus qu’assez pour faire interdire les armes a feu…

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