Lors de l’épisode précédent, j’accompagnais David, mon chasseur guide à la chasse. Après 7 heures à crapahuter dans la jungle, nous attrapions finalement un cochon sauvage, permettant de laisser de la viande à la famille de mon guide durant notre semaine d’absence. Le récit complet de cette partie de chasse est disponible ici

Nous quittons le lendemain Pa Lungan direction Kajung Kaya, le premier village sur notre itinéraire. La journée est très longue : 8 heures de marche sous une humidité étouffante et une chaleur terrible.
Nous nous joignons a un groupe de trois personnes, venues spécialement de Kajung Kaya a Barrio, soit 12 heures de marche, pour vendre et livrer à un client des tapis en bambous de leur fabrication. Chaque tapis est vendu 50 Ringgit malaisien soit 12.5 euros. Ils ont parcouru toute cette distance pour en vendre 10 soit 125 euros, prix qui inclut également la livraison « a domicile ». La réalisation de ces tapis est elle-même difficile et longue : il s’agit de tresser les fibres de bambous afin de les assembler et leur donner la forme souhaitée.

Alors que nous marchons depuis 6 heures, nous arrivons au sommet d’une colline. Je suis à bout de souffle lorsque David me regarde en souriant et me dit : tu es en train de franchir la frontière. Il me pointe alors une rangée de 3 pierres que je n’avais pas vu camouflées sous l’épaisse végétation. Elles symbolisent la frontière indonéso-malaisienne. Aucune formalité particulière, nous enjambons les pierres et nous voici en Indonésie. Je ne perçois pas de différence. Les insectes sont tout aussi insupportables et les chemins tout aussi boueux.

 

Après encore deux heures de marche, je finis par apercevoir à l’horizon des rizières. Leurs couleurs, un bleu tacheté des points jaunes des tiges fanées de la précédente récolte contraste merveilleusement avec le vert intense de la jungle qui m’entoure. Les rizières marquent l’entrée des villages. Chacun d’entre eux en est entouré afin de fournir aux habitants la base de leur alimentation. Aucune mécanisation n’est utilisée pour les cultiver, et tout est fait à la main ou en utilisant la force des buffles d’eau, les tracteurs locaux.

Nous sommes entrés en terre Lumbaya. Les gens parlent ce dialecte entre eux, mais heureusement pour  moi, il est assez proche du Kellabit qui est la langue de David. Je peux ainsi communiquer avec les gens que je rencontre en l’utilisant  comme traducteur.
Nous nous installons chez des amis de David qui habitent à coté d’un immense bâtiment. Je découvre en me promenant qu’il s’agit de l’église. Toutes ces tribus, animistes jusque dans les années 70, ont été massivement converties par des évangélisateurs australiens. Y compris en Indonésie, un pays pourtant musulman, elles ont rejoins les rangs du protestantisme. Leur ferveur religieuse m’a stupéfait. Les fidèles sont appelés à l’église au son du gong. Plusieurs offices ont lieu par jour. Le dimanche matin, au réveil j’ai même été inquiet de ne voir personne dans le village. En fait la quasi totalité des habitants étaient à l’église du village. Les offices qui y sont célébrés s’apparentent à  ceux des églises évangéliques américaines. Les fidèles s’y retrouvent et chantent durant plusieurs heures des mélodies plutôt modernes. Ils atteignent parfois une sorte de transe qui laisse percevoir un mélange entre des pratiques ancestrales diluées dans des pratiques chrétiennes.
La soirée que je passe à Kanjung Kaya est  très intense. Complètement mélangé aux locaux, je mange avec la famille autour du grand feu dans la cuisine qui est l’unique source de lumière avec d’illusoires bouteilles en verre, remplies de kérosène qui sont utilisées comme bougies. Là encore, nous mangeons la récolte du jour, et aujourd’hui le chef de famille n’a pas été chasser mais pêcher dans les rizière. C’est donc du poisson que nous avons pour le diner avec l’éternel riz. Le grand père vit avec la famille. Il est aveugle et se déplace péniblement dans cette maison sur pilotis où les escaliers et les planches qui dépassent sont omniprésentes.

Il n’y a pas de chambres pour tout le monde. Je me retrouve donc sur un matelas dans le couloir, surmonté d’un filet anti moustique. Ca peut paraître superflu, mais c’est indispensable d’autant que la région est connue pour abriter des moustiques porteurs de la malaria (palu).
Je m’effondre car le trek m’a épuisé. Le lendemain, tout le monde est déjà debout lorsque je me réveille. La mère et le fils ainé se préparent pour aller aux champs. Pour respecter les us et traditions locales, c’est avec le père de famille que je partage mon petit déjeuner. Enfin pas si petit que cela puisque c’est du riz, du cochon sauvage et de la soupe de poisson qui m’attendent dés 7 heures du matin
Nous repartons sur des chemins de terre. Ils sont beaucoup plus praticables que ceux de la veille et nous longeons surtout des rizières. Aucune voiture, mais quelques petites mobilettes dont les pilotes qui slaloment au milieu des trous et des pierres suscitent toute mon admiration. Nous traversons de minuscules villages parfois bien animés. Dans certains des enfants jouent dans la cour de l’école. En longeant les chemins, nous en découvrons même deux, partis faire l’école buissonnière. Ils sont en uniforme (vestige de la colonisation anglaise) entrain de pêcher dans une rivière.
Les habitants lorsqu’ils me voient sont tous très souriants. Ils me saluent tous avant d’entamer la conversation avec David. Les enfants sont eux beaucoup plus réservés. Intrigués de me voir, ils n’osent pas me répondre lorsque j’essaie d’enclencher la conversation. Certains parmi les plus jeunes semblent même effrayés lorsqu’ils me voient. David m’explique que beaucoup d’entre eux n’ont jamais vu de « blanc » de leur vie, à part dans les journaux et magazines.
Quelques jours plus tard, j’en aurai l’illustration alors que je me trouve à Pa Rupai. Je suis sur la terrasse d’une Long House, accueilli par le chef du village et le headman de la long house. Tous les enfants du village se sont agglutinés derrière une vitre dans mon dos. Chaque fois que je me retourne pour les regarder, ils se cachent en se baissant. Après 10 minutes de cache cache, je décide de sortir mon appareil photo et d’immortaliser cet instant. Soudain l’un des plus jeunes garçons, qui doit avoir 3 ans tout au plus, se jette dans les bras de son grand frère et commence à pleurer. Je comprends qu’il n’a jamais vu d’appareil photo et a peur lorsque je pointe l’objectif dans sa direction.

Embêté, je lui montre sa frimousse sur l’écran LCD de ma camera. Ses yeux encore humides s’ouvrent ronds comme des billes. Tous les autres enfants, regardent aussi cet étonnant écran, sur lequel ils peuvent voir leur visage. La séance de cache cache se transforme en une séance de shooting. Ils veulent tous que je prenne une photo d’eux pour pouvoir ensuite s’admirer sur l’écran. Je me prête avec plaisir au jeu. Le moment est extrêmement intense. Au delà de tout ce qui nous sépare, un banal appareil photo a fait le lien entre nous et a dissipé les peurs de ces gamins. Plusieurs  me tiennent même maintenant par le bras. Mes 15 heures de trek dans la jungle sont bien loin dans mon esprit. C’est cela que je suis venu découvrir en venant ici : l’authentique. Loin de tout ce qui nous sépare, les grimaces, les sourires et les éclats de rire nous permettent désormais de communiquer. Nous partageons la chose la plus universelle du monde : l’humanité.
Malheureusement après cette séance photo fascinante, la nuit qui suit est beaucoup moins inoubliable. Je ne parviens pas à trouver le sommeil et je ne me sens pas bien.  J’ai une forte migraine et je transpire comme un phoque. Alors qu’il est deux heures du matin, je me lève et croise David dans le couloir. En voyant mon visage, il me demande ce que j’ai. Il s’aperçoit en me touchant le front que je suis brulant. Normal j’ai 40 de fièvre. L’aventure dans la jungle devient d’un coup beaucoup moins amusante, surtout lorsque les locaux se mettre à parler de palu ou de fièvre jaune…
Le reste de la nuit ne se passe pas mieux. Il ne me reste plus qu’un cachet d’efferalgan car j’ai donné les autres trois jours plus tôt à quelqu’un que j’ai croisé et qui était malade. La loi de Murphy me poursuivrait-elle une nouvelle fois… Je me sens dans un état comateux le lendemain. J’ai mal partout et la fièvre qui avait temporairement baissé grâce aux médicaments est remontée en flèche. Chance inouïe, le village dans lequel nous nous trouvons dispose d’un dispensaire ! David s’y rend et après discussion avec le médecin, il revient avec trois grands blisters de comprimés. L’un est de l’efferalgan, les deux autres de forts anti-paludéen… Ca ne s’annonce pas bien mais que faire. J’avale trois gélules et me recouche. Deux heures plus tard, c’est pas merveilleux mais je me sens un peu plus vivant. Je demande à David que nos reprenions la route. De toute façon inutile de rester ici. Quoi que j’ai, je devrais de toute façon marcher à nouveaux plusieurs jours pour atteindre un village plus grand dans le cas d’une évacuation sanitaire.
La piste est droite et le soleil qui tape non stop depuis 3 jours a permis à la boue de sécher. A chaque village que nous traversons nous faisons une pause. C’est amusant David connaît toujours quelqu’un là où nous passons. Nous prenons successivement un verre chez un fabricant de machette et son fils, puis chez un tisseur de tapis… En chemin David essaie de négocier le prix d’un chien de chasse. Il en a déjà 7 mais certains commencent à être âgés et il faut penser à l’avenir.

Je me sens toujours mal, mais les médicaments ont fait de l’effet et je ne me sens plus dans l’état second dans lequel j’ai été toute la nuit. La fièvre finira par complètement disparaître le lendemain et je ne saurais jamais la raison de cette crise soudaine. Certains locaux me diront que mon corps a réagi à une crise de fièvre jaune, de mon coté j’opterais plutôt pour une belle insolation. Le mystère reste mais l’important est que je me sente mieux.
Les trois jours suivants de trek seront sans histoire particulière. Nous traversons toujours des villages où nous rencontrons toujours des habitants très attachants, qui vivent tous dans des conditions qu’aucun occidental n’accepterait. Pourtant je ne les trouvent pas malheureux, bien au contraire. La difficulté de leur quotidien les soude et chacun des villages, est en fait une communauté solidaire qui s’entraide et vit ensemble.
Ces gens me rappellent étonnement les arméniens du village de Tatev. Pas de montagnes pelées ni de froid sibérien ici, mais cette solidarité et cet esprit de communauté. David me renvoie à des images de Gago, mon hôte arménien. Une différence peut-être, les villages que je traverse à Bornéo regorgent de jeunesse et aucune des personnes que j’ai rencontrées ne m’a parlé d’aller vivre dans une grande ville. Aznavour a peut-être raison, la vie est peut-être plus facile au soleil ?

La dernière nuit, nous ne la passons pas dans un village. Pour repasser d’Indonésie en Malaisie, nous devons marcher 12 heures sans traverser aucun village. Nous campons donc n pleine jungle, à l’emplacement d’une ancienne zone de peuplement abandonnée. Il reste de ce vieux campement une cabane ouverte aux 4 vents et quelques arbres fruitiers que les habitants avaient plantés. Un pamplemoussier est en fruits et nous permet de nous faire un quatre heures des plus mérité. L’eau  c’est à la rivière toute proche que nous allons la récupérer, dans des gros bambous qui ont été fendus aux extrémités. Bien que nous la fassions bouillir, elle garde sa couleur rougeâtre du fait de tout le bois qui s’y est biodégradé. Elle conserve aussi un petit gout fumé, mais à la guerre comme à la guerre.

Tandis que je vais prendre mon bain dans la rivière, David récupère une canne à pêche qu’il avait dissimulée là bas il y a quelque mois. La pêche ne sera pas très bonne et les «3 minuscules poissons qu’il attrapera seront tellement rachitiques que nous déciderons de les relâcher.

La nuit tombe vers 19 heures. Le ciel est tapissé d’étoiles, mais la nuit est sans lune. La jungle est comme à son habitude bruyante. Tous les insectes se sont donnés rendez-vous pour un concert nocturne. J’ai tendu mon hamac entre deux poutres; David lui a choisi de dormir à même le sol, très près du feu pour éviter les insectes. Avant d’aller nous coucher, nous brûlons des souches humides afin d’enfumer le plus possible la cabane et d’éloigner les moustiques… au moins le temps de s’endormir. Il est 20h30 et je m’abandonne lentement à la douceur des bras de Morphée.

Inutile de mettre un réveil. Les premiers rayons du soleil font faire un bon à la température et réveille au passage toutes les mouches du voisinage qui viennent m’attaquer, trop contentes de trouver un déjeuner aussi savoureux. Après avoir mangé du riz gluant et quelques noodles que j’avais apportés avec moi, nous repartons pour 9 heures de marche, sans histoire particulière.
Je laisse David à Pa Lungan, son village. A peine arrivé, il embrasse ses enfants et sa femme et attrape son fusil pour partir à la chasse. Cet homme est plein de ressources ! De mon coté je décide de pousser encore 4 heures de marche pour rejoindre Barrio et boucler la boucle.
Cette expérience aura été exceptionnelle. Les paysages que j’ai vus m’ont bien sur ébloui. De la jungle dense, des rizières à perte de vue, des petits villages de maisons de bois… Mais ce qui a rendu cette aventure exceptionnelle, ce sont les personnes qu’elle m’a permis de rencontrer. Ces membres de tribus qui vivent une existence simple et digne. Observer leur manière de vivre me renvoie à la mienne. Le mot matérialisme, souvent utilisé à tord et à travers prend ici toute sa dimension. Observer ces villages fait aussi nécessairement se poser la question de ce qu’est la définition du bonheur et d’y parvenir. Je n’ai pas de réponse à cette question, mais ce voyage loin, très loin de mon quotidien fait réfléchir et se remettre en question.

Et après vous avoir fait patienter si longtemps avec tous ces articles, enfin les photos de ces 10 jours en zones reculées.

 

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